L’été où il faillit mourir – Jim Harrison
traduit par Brice Matthieussent
Christian Bourgois éditeur, coll. Fictives, 2006
Jim Harrison, c’est ce vieux sage à la barbe hirsute, assis sur un rocher au milieu du Montana, un verre de whisky à la main, contemplant le crépuscule avec une sérénité désarmante. Dans L’Été où il faillit mourir, il nous livre trois récits qui, comme des balles perdues, viennent percuter votre conscience et laisser des traces indélébiles. Mais Harrison ne se contente pas de raconter des histoires ; il vous entraîne dans une odyssée intérieure où chaque personnage semble s’effacer dans l’immensité des paysages américains, comme pour mieux se retrouver, ou se perdre.
L’Été où il faillit mourir : la nature comme dernier refuge
Imaginez un type, moitié indien, moitié canaille, qui se balade dans la vie avec la maladresse d’un chiot mal dressé. Ce type, c’est Chien Brun, le personnage récurrent de Jim Harrison, ce vieux briscard des lettres américaines. Chien Brun, c’est l’éternel paumé, l’anti-héros que vous ne pouvez pas détester, même si vous le vouliez. Un gars qui se retrouve toujours dans des situations plus invraisemblables les unes que les autres, et cette fois-ci, Harrison ne le ménage pas.
Dans cette novella, Chien Brun tombe amoureux, bien sûr. Mais pas de n’importe qui : une lesbienne qui n’a évidemment aucun intérêt pour ses avances maladroites. C’est l’histoire de sa vie : vouloir ce qu’il ne peut pas avoir. Mais comme si ce n’était pas suffisant, voilà qu’une dentiste ventripotente se met à le harceler sexuellement. Oui, vous avez bien lu. Cette bonne femme, qui passe plus de temps à traiter ses rages de dents qu’à écouter ses lamentations, devient son pire cauchemar.
Et pendant ce temps, Chien Brun, lui, rêve seulement de se perdre dans la nature, de lancer sa ligne dans une rivière tranquille et d’oublier ce monde de fous. Il est là, au milieu de ces situations absurdes, comme un poisson hors de l’eau, essayant simplement de retrouver son souffle.
« Sur la route, dans des milliards de lieux à la beauté unique, il se mit à considérer le monde naturel comme l’expression prédominante de l’Esprit saint, et à se convaincre qu’il fallait protéger ces lieux contre la cupidité, sans jamais oublier qu’il était aussi coupable. La route privilégie une conscience élargie ; son sens de la nature et ses intérêts incluaient la vision de la crécerelle et la structure crânienne du corbeau, mais aussi l’identité mystérieuse de quatre-vingt-dix milliards de galaxies et des sujets aussi curieux que celui-ci : Pourquoi les humains ne peuvent-ils pas s’empêcher de s’entretuer ? »
Jim Harrison, avec son humour grinçant et son affection palpable pour cet idiot magnifique, nous plonge dans une Amérique à la fois crue et poétique. Chien Brun, c’est ce mec qui pourrait être une caricature, mais qui devient un miroir de nos propres absurdités. On rit de ses malheurs, on sourit de ses rêves simples, et au fond, on se dit qu’il a peut-être tout compris : à quoi bon lutter quand on peut juste aller pêcher ?
Cette novella, c’est du Harrison pur jus, du concentré de vie avec une bonne dose de désillusion, mais toujours ce brin de tendresse pour les écorchés de la vie. Chien Brun, c’est l’alter ego que l’on aimerait tous être par moments, juste pour voir ce que ça fait de ne pas se soucier des règles et de suivre son propre chemin, même si ce chemin est un champ de mines.
Épouses républicaines : le vide derrière le luxe
Imaginez trois femmes, autrefois inséparables, aujourd’hui en pleine crise de la cinquantaine. Vous savez, ce moment où le miroir commence à mentir, où l’on se réveille en pleine nuit avec ce goût amer d’avoir raté quelque chose. Ces trois-là ont tout pour elles : des maris riches, des maisons impeccables, et pourtant… Elles s’ennuient à mourir. Pire encore, elles sont mal aimées, déprimées, et franchement, on les comprend.
Harrison nous sert ici une tranche de vie bourgeoise, avec une ironie qui frôle parfois le sarcasme. Ces femmes, oisives parce qu’elles n’ont jamais eu à se battre pour quoi que ce soit, se retrouvent à aimer le même amant, un type qui, on le devine, n’a probablement pas grand-chose à offrir sinon une échappatoire à leur ennui. Leur quotidien est un cercle vicieux : elles s’ennuient, alors elles dépriment ; elles dépriment, alors elles sont mal aimées ; elles sont mal aimées, alors elles s’ennuient encore plus. On n’avance pas d’un iota.
« C’est comme si Martha et Frances désiraient en permanence que la vie se réduise à une espèce d’agréable flou artistique. Rien ne semble apparié dans leur existence. Histoire de les taquiner, je leur demande de se définir par leurs réactions à leurs époux respectifs. Que feras-tu si ton mari meurt ou te quitte ? Enfin quoi, il doit bien y avoir autre chose dans ta vie qu’un mari et des enfants ? »
Le génie d’Harrison, c’est de nous faire entrer dans ce cercle infernal avec une telle subtilité que, même si l’on devine d’avance l’issue, on se laisse prendre au jeu. C’est un peu comme regarder un vieux film en noir et blanc, où l’on sait que les héros ne seront jamais heureux, mais où l’on reste scotché à l’écran malgré tout.
Alors oui, ce récit ronronne doucement, bercé par les voix de ces trois femmes qui pourraient être des caricatures, mais qui, sous la plume de Harrison, prennent une épaisseur inattendue. C’est peut-être ça le talent de cet écrivain : réussir à rendre fascinant ce qui, chez un autre, serait banal. Épouses républicaines ne révolutionne pas le genre, elle ne nous apprend rien de plus que ce que Harrison nous avait déjà transmis sur ces femmes en quête de sens, mais elle le fait avec une telle finesse, une telle justesse, qu’on en redemande.
Au final, c’est un peu comme un bon vin qu’on connaît par cœur : on sait à quoi s’attendre, mais on apprécie chaque gorgée comme si c’était la première. Harrison nous fait ici une démonstration de style, une leçon d’écriture où même l’ennui devient un art. Et c’est pour ça qu’on l’aime, pour cette capacité à rendre l’ordinaire, extraordinaire.
Traces : l’autopsie d’une vie
Et voilà, Traces, la cerise sur le gâteau, l’uppercut final que Jim Harrison nous réserve, comme un vieil ami qui attend le bon moment pour vous révéler son secret le plus intime. Cette dernière novella, c’est du Harrison en version concentrée, sans filtre, sans détour, une autobiographie cachée derrière chaque ligne, chaque mot, chaque souffle.
Traces commence doucement, comme une caresse, avant de vous emporter dans un tourbillon de souvenirs, ceux de Harrison avec son grand-père. C’est là que l’auteur se dévoile vraiment, sans masque, avec cette honnêteté brute qui fait sa marque de fabrique. On pourrait presque sentir l’odeur de l’herbe coupée, entendre le craquement des feuilles sous les pas de cet enfant qui regarde le monde avec les yeux émerveillés de l’innocence.
Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas une simple balade nostalgique. Traces est une déflagration poétique, un condensé d’émotions pures, d’histoires de famille qui vous rappellent pourquoi la vie est belle et tragique à la fois. Harrison, c’est le poète des âmes cabossées, et ici, il frappe là où ça fait mal, là où ça réveille les souvenirs enfouis, ceux qu’on croyait avoir oubliés. Ce texte est intense, plus viscéral. Harrison ne perd pas de temps, il va droit au but, avec cette plume acérée qui fait mouche à chaque phrase. Il n’y a pas de superflu, pas de détours inutiles : juste l’essentiel, l’émotion à l’état brut.
C’est simple : Traces est la raison pour laquelle ce recueil existe. Si les deux premières novellas vous ont laissé sur votre faim, celle-ci vous comblera, vous transportera, et vous rappellera pourquoi Harrison est un maître dans l’art de raconter la vie. Une vie faite de petites traces, invisibles pour les autres, mais qui dessinent une carte secrète, celle de notre propre existence.
« Il commença d’accepter tardivement la notion de limites. Il avait passé sa vie à dévorer le monde, mais certes pas à apprendre à le recracher, ce qui revient à accepter les limites de son intelligence et de son talent afin de réussir à avoir une vie en dehors de l’écriture. Parfois, son sentiment de ses propres limites devenait si évident, si aveuglant, que l’humilité qui s’ensuivait le rendait muet et qu’il trouvait séduisante l’idée de s’occuper d’une station-service dans une modeste bourgade. Bien sûr, il comprit en atteignant l’âge de soixante ans qu’il était beaucoup trop tard pour changer son fusil d’épaule. Se croire capable de devenir autre chose que ce qu’on est, voilà une autre manifestation de l’hubris. »
Le Testament d’un poète du Midwest
Avec L’Été où il faillit mourir, Jim Harrison nous offre une œuvre qui sent la terre, le tabac et le whisky, une œuvre qui ne s’adresse pas à ceux qui cherchent des réponses, mais à ceux qui sont prêts à se confronter aux questions les plus intimes. C’est un recueil qui parle de la vie, de la mort, et de tout ce qui se trouve entre les deux, avec une lucidité désarmante et une poésie brute.
Harrison ne cherche pas à plaire, il cherche à dire ce qui doit être dit, sans fard ni artifice. Et dans ce monde où tout va trop vite, où l’on ne prend plus le temps de s’arrêter pour réfléchir, L’Été où il faillit mourir est une invitation à ralentir, à se perdre dans les méandres de la nature et de l’âme humaine, pour mieux se retrouver, ou se perdre à nouveau.
Alors, allumez une cigarette, versez-vous un verre de bourbon, et laissez-vous emporter par la prose de Harrison. Parce qu’au fond, qu’est-ce que la vie sinon une série de derniers étés, où l’on frôle la mort, où l’on survit, jusqu’à ce que finalement, le rideau tombe.