Satan mène le bal, Samuel Lebon.
_ Filigranes Éditions
Voilà ce qu’il se produit lorsque l’on se retrouve happé dans un bouquin, au point de ne plus vouloir en sortir. Laissez-moi vous entraîner avec ces quelques mots dans l’univers de Satan mène le bal.
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Réveil naturel ce matin. Je me lève, tangue, manque de perdre l’équilibre à la recherche d’un hypothétique calcif. Rien. Pas grave, je bute dans mes boots, elles sont froides, détrempées et je sens du sable sous mes pieds. Bordel, je n’ai pas rêvé.
Ce n’est pas chez moi ici. J’en prends conscience alors que jaillissent des flots d’alcool et de je ne sais trop quoi de ma gorge. La pression monte dans ma boite crânienne à chaque soubresaut. Je me redresse. La chasse fait un bruit diabolique. Je vais la réveiller. Après avoir pris la peine d’en retirer les bouteilles à moitié vides, je me plonge la tête dans le lavabo d’eau glacée.
Je retourne dans la chambre. Le jour se lève péniblement. Le lit est vide. Je n’ai personne à réveiller. Je n’ai donc réveillé personne. J’ai passé une soirée de dingue. Du petit balcon, la plage de Deauville se dévoile comme un dernier songe. Je ne sais pas combien de temps, j’ai pu passer ici, mais le cendrier déborde. Je crois bien que je me suis fait un ami. Quand j’ai débarqué ici, on m’a parlé d’un certain Bukowski, un artiste.
Roth ou Wolfe. Je ne saurais pas quel héritage revendiquer. Je pourrais être leur bâtard. La réincarnation croisée du juif libidineux et du dandy gonzo. Philip Wolfe. Tom Roth.
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Je vais partir sur Bukowski.
Je n’ai pas bien compris s’il s’agissait d’un écrivain comme son homonyme ou un photographe. J’ai juste cru comprendre qu’il était devenu la principale préoccupation du complexe hôtelier tant son mini-bar se vidait à la vitesse d’un faucon pèlerin. C’est d’ailleurs peut-être ça, à quoi se livre ce Buko de pacotille, un pèlerinage ? Acte de dévotion pur envers lui-même me semble t-il.
Je me gare au fond du parking derrière le jardin, j’escalade la voiture, regarde par-dessus le mur. Il n’y a rien à voir à part un parc bien entretenu. Je pisse là avant de reprendre la route et j’entends le fantôme de Duras fureter derrière la pierre.
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Un sacré signe d’encouragement.
Des bribes me reviennent. Un restaurant. Il me semble qu’il m’a dit avoir des gosses. Devoir les récupérer. Il me dit qu’il n’est pas comme son père. Les discussions s’évaporent en lieu et place des volutes de fumée. Il désigne une table un peu plus centrale dans le restaurant. Une femme et un homme semblent mener une discussion houleuse. Merde. Marguerite et Charles. Duras et Bukowski. Le vrai Bukowski. Il interrompt ma tentative de déchiffrer leurs échanges. Il a envoyé une carte postale à Delphine. Mais elle ne l’a jamais reçue. C’est sûrement un problème de la Poste. Je me retourne et les deux figures littéraires ne sont plus à leur table. Il les a évaporés en me parlant de carte postale. Tout redevient flou.
Delphine n’a pas reçu ma carte.
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22 rue Manuel. Ou peut-être 20.
Elle ne l’a pas reçue.
Elle dit qu’elle ne l’a pas reçue.
Pourquoi.
Ça y est. Je me souviens de sa chambre. À l’étage du dessus. J’ai l’intime conviction que nous sommes amis désormais. J’enfile le peignoir blanc immaculé. Peut-être que j’ai l’air d’un ange avec ça sur le dos. Un ange avec un début d’érection matinale. Un ange tout de même. Je vais le rejoindre et lui dire que toutes les nuits devraient ressembler à ça. Soubresauts à la clé ou non.
La porte n’est pas fermée. Il fait froid comme sur Uranus, sans hydrogène. La baie vitrée est grande ouverte. Des photos virevoltent. J’en attrape quelques-unes retombées sur le lit défait.
Agnès, ça doit être Agnès, nue et magnifique. D’autres personnes, d’autres corps éparpillés, intemporels. Des pages manuscrites sont punaisées au mur. C’est illisible.
Je vais séquestrer Agnès dans une chambre donnant sur la plage. Je vais l’observer sans la toucher et je vais la photographier une fois par nuit.
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Je sortirai pour prendre l’air et pour écrire.
Sur la table de nuit, un tas de cartes postales, toutes timbrées, semble maintenu par un champ magnétique. Delphine. Toujours elle. Toujours pour elle. Elles ne sont jamais parties. La Poste n’est pas en cause. Le vent s’engouffre et Jack roule à mes pieds. Plus une goutte, le bouchon a d’ailleurs disparu lui aussi. Après m’avoir paru si proche, il semble s’être volatilisé laissant derrière lui une partie de son monde. Visiblement, Buko est parti mener d’autres bals. Peut-être du côté d’Atlantic City. Et moi, je vais rester ici en l’attendant.
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Si Satan mène le bal, c’est sans aucun doute Samuel Lebon qui mène la danse. Autour d’un livre mêlant photographies et textes courts se noue une déambulation où les frontières entre le réel et le fantasmé se dissipent au fil des pages. À découvrir donc. Pour ma part, j’espère retrouver les mots de Samuel prochainement.
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En savoir plus. Photographe et écrivain, longtemps rédacteur pour la presse rock, Samuel Lebon développe une esthétique texte et image à la limite de la fiction, jouant avec la frontière entre rêve et réalité. Passionné par le rapport entre les mots et la photographie, il associe les deux écritures dans ses créations. Son livre “Satan mène le bal”, paru en 2020 aux éditions Filigranes, mêle ainsi roman et série photographique du même nom, réalisée en grande partie à Deauville pour le Festival Planche(s) Contact. Avant d’être publié, ce projet était exposé sous la forme d’une chambre d’écrivain, comme une mise en abîme : Le manuscrit cohabitait avec les images des pérégrinations d’un écrivain à la Bukowski dans une ville imaginaire inspirée d’Atlantic City. Les photographies de Samuel Lebon sont régulièrement publiées dans la presse (Libération, Les Inrockuptibles, Télérama…). Il est distribué par Hans Lucas. Source + lien pour commander : https://www.filigranes.com/livre/satan-mene-le-bal/
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