Sérotonine, Michel Houellebecq
– Éditions Flammarion

Je n’avais jusqu’à présent lu que la poésie de Michel Houellebecq. Bien qu’ayant une affection toute particulière pour les personnalités sombres qui disposent souvent des esprits les plus vifs et éclairés, j’ai bien évidemment suivi la bien-pensance imposée depuis des lustres dont le résumé parfait serait cette phrase entendue, il y a quelques semaines : « Houellebecq ? Jamais, je ne lirai Houellebecq, j’ai déjà lu assez de choses crades dans ma vie. » ou encore « Ce n’est pas le bon moment pour moi de lire du Houellebecq, je n’ai pas besoin de ça ».

Il est vrai que Michel Houellebecq n’est pas en odeur de sainteté auprès de nombreuses castes de la pensée moderne, mais qu’en est-il pour l’ancien monde ? Sa matrice de pensée est-elle limitée aux poncifs d’une société en déclin ? Non, car cette société, ce modèle que chaque individu a accepté de s’imposer, de nourrir sans broncher jusqu’à l’avénement des réseaux sociaux, il l’exècre. Alors que j’ai entendu tout et n’importe quoi lors de la sortie de Sérotonine, j’ai été très étonné à mesure que les pages tournaient sous mes yeux et n’étaient visiblement pas matière à polémique. Mais que voulez-vous, désormais les gens bronchent. Grâce aux réseaux sociaux, on peut partager tout et surtout n’importe quoi et finalement, on finit par se demander qui est réactionnaire.

[Allez, petit point de vieux con.
Car oui, c’est facile de broncher sur les réseaux sociaux, on se sent soutenu même si l’on sait pertinemment que l’on ne devient qu’une distraction dans un feed où elles s’additionnent pour finalement se soustraire à la pensée de fond. On a l’impression d’être quelqu’un en incarnant quelque chose que l’on retrouve chez les autres. Mes idéaux sont ceux des autres, car si un idéal n’est pas partagé, est-il viable ? Moi par exemple, j’ai eu l’impression d’avoir des choses à exprimer en lançant à la va-vite ce blog, mais finalement après trois mois, je peine à sortir ce second billet, car où est ma légitimité ? ]

« Panurge sans aultre chose dire jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons criant et bellant en pareille intonation commencerent soy jecter et saulter en mer aprés à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit aprés leur compaignon. »

— Extrait du Quart Livre, chapitre VIII

Cette jolie incursion chez Rabelais n’est pas gratuite. C’est la meilleure des transitions entre mon déplorable propos et le coeur de ce bouquin dont les mots sont couchés sur un très agréable papier Lux Cream 65g. Bien évidemment labellisé durablement comme il faut. Cette transition nous invite donc en Normandie, dans les pas de Florent-Claude Labrouste, ingénieur agronome qui approche la cinquantaine comme on attend le trépas. Un prénom composé pour une vie en décomposition. Un déroulé parcellaire entre un présent, constat d’échec, et un passé fragmenté où Florent-Claude revient sur ce qui a marqué sa vie. Et il faut en convenir, pas grand-chose n’a su marquer au fer rouge la psyché du presque cinquantenaire : en dehors des femmes et d’un vieil ami, hélas disparu.

À la lecture de la première partie du livre, je me suis demandé où j’allais. En dehors de l’insalubrité de certains propos bien évidemment : une compagne zoophile et un ornithologue pédophile n’en sont que des incarnations. Je me suis demandé à plusieurs reprises comment il était possible d’écrire de tels propos avec tant de talent. Le talent est là. L’écriture est à la fois dansante par sa rythmique et terriblement tranchante. C’est un sens particulier du tempo que je retrouve ici, la poésie de Houellebecq, que certains qualifient de poésie de supermarché, est toute simplement ancrée dans le vivant. Des poèmes du quotidien.

Et puis voilà le moment où l’on arrête d’imaginer la tête de Michel sur les épaules de Florent-Claude. Le moment où le texte prend enfin le pas sur son auteur. Ou peut-être que finalement, ils ne font plus qu’un ? Entre l’hôtel Mercure où il s’enterre et les côtes normandes, Florent-Claude navigue dans un océan de regrets. Il n’a rien pu faire pour préserver les instants de bonheur fugaces qui ont parsemé sa vie, il n’a rien pu faire pour aider l’agriculture française à remonter la pente. Ce sont les paroles d’un homme qui sent ne jamais avoir eu prise sur sa vie que nous retrouvons ici. Un sentiment, je pense, partagé par beaucoup de nos congénères, et de plus en plus jeunes, hélas.

Le 18 avril 2019, Emmanuel Macron remettait la Légion d’honneur à Michel Houellebecq. Oui, j’assume de faire rentrer le brave Président dans la boucle, car il a dit quelque chose qui a bien fait grincer des dents quant à l’oeuvre de l’ancien étudiant en agro.


« un romantique dans un monde devenu matérialiste […] des romans pleins d’espérance »

Beaucoup ont commenté en disant qu’il était clair qu’Emmanuel Macron n’avait jamais ouvert un bouquin de l’auteur qu’il adoubait ce jour là. En refermant celui-ci, je le ressens, cet espoir. Je le sens, ce côté anachronique chez Houellebecq et son personnage. Cette fragilité, cette brutale déconnexion d’un monde où tout se connecte à marche forcée, où la technologie est devenue un levier du paraître.

Je vous laisse avec quelques bons extraits. N’hésitez pas à partager avec moi votre avis sur Sérotonine.

Le matin du 1er janvier se leva, comme tous les matins du monde, sur nos existences problématiques. Je me levai également, prêtai de mon côté une attention relative au matin – qui était de nature brumeuse sans excès, un matin de brume ordinaire [p. 229]

Je partis le lendemain après le déjeuner, sous un soleil dominical éclatant, qui contrastait avec ma tristesse grandissante. Il me paraît surprenant aujourd’hui de me remémorer ma tristesse, alors que je roulais à petite vitesse sur les départementales désertes de la Manche. On aimerait qu’il y ait des prémonitions ou des signes, mais en général il n’y en a aucun, et rien, en cette après-midi ensoleillée et morte, ne me laissait présager que j’allais rencontrer Camille le lendemain matin, et que ce lundi matin serait le début des plus belles années de ma vie. [p. 152]