L’Homme qui pleure de rire, Frédéric Beigbeder.
_ Éditions
Grasset

Toute ressemblance avec des faits réels ou des personnalités existantes pourrait révéler les limites d’un auteur sans imagination.
Un jour il me faudra admettre que j’ai consacré mon existence à faire passer mes problèmes pour des fictions et ma vie pour un roman.
Octave Parango

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Cher Frédéric,

J’ai lu beaucoup de tes livres. J’ai utilisé beaucoup de tes citations. Je t’ai beaucoup aimé, sans te connaître. Comme un grand frère peut-être, dire comme un père ferait de toi quelqu’un de bien trop vieux étant donné mon âge. Ta chronique sur Inter, je l’ai bu comme du petit lait. Comme l’ensemble de tes chroniques. Elles avaient beau parfois être pas terribles, inconsistantes mais cette inconsistance fait tellement partie de ce personnage que tu as façonné depuis des années. Mais est-ce réellement un personnage ? Si l’on retire toute l’extravagance capricieuse qui caractérise Octave Parango, qu’en reste t-il ? La réponse, tu nous l’as livrée, presque malgré toi dans ton dernier ouvrage.

Il faut avouer qu’Octave n’existe plus vraiment. Que le mur entre lui et toi s’est écroulé comme en 1989. Je pense que vous attendiez tous les deux de vous retrouver et que cette guerre froide où tu le laissais s’échapper au sein de tes textes n’a plus vraiment lieu d’être.

J’entendais mes cheveux blanchir pendant cette conversation.

PAGE (désolé je n’ai pas noté)

Tu vieillis Frédéric. C’est certainement ça qui vient te propulser sur un autre plan. Certainement que tu t’es déjà pris dans ta tronche de quinqua un poil défraîchi un « ok boomer ». Faire des généralités en renvoyant quelqu’un à sa génération. La ségrégation par l’âge. Putain, on touche le fond, Frédéric. Non ? Même moi, on me le sort parfois quand j’exprime un peu de décence ou que j’ai le malheur d’exprimer ma grande passion pour les réseaux asociaux. Me permets-tu l’emprunt ? Trop tard. Peut-être que t’es un vieux. Si c’est le cas, c’est que j’en suis un et que ce n’est pas une question d’âge. Peut-être que c’est devenu la norme d’envoyer des Snaps de sa/son partenaire à poil à ses potes (ou pire). Peut-être que c’est ça le progrès avec lequel on nous bassine toute la journée. Tu n’as pas ces codes là. Moi non plus. Et qu’est ce que je suis fier dans ce cas d’être un boomer. D’aimer le papier, d’aimer les échanges autour d’un verre, de déconnecter des écrans au maximum.

Mais revenons-en au mur, ce qui me facilitera la transition. Peut-être que tu suis ça d’un oeil amusé, ou terrifié, ou les deux… Je ne sais jamais sur quel pied danser avec toi. Donald s’accroche encore un peu à son siège. Chaque matin, les réseaux sociaux et principalement Twitter que j’écume sont emplis de politologues qui viennent nous expliquer qu’ils sont plus à même que le peuple américain de juger cette élection, de juger le Président et son action et donc de juger de façon tout à fait objective le climat, les craintes, les réussites et échecs outre-Atlantique.

Remarque, ça nous change des experts covid et des commentateurs de la vie politique française. Comment ça ? Ce sont les même personnes ? Ah oui, tu n’as pas tort. Le jeu en vogue, c’est de critiquer BFM TV en continu (comme l’info oui oui) et finalement de se sentir obliger de partager ou plutôt retweeter des informations de source BFM TV en commentant sur un ton agacé, médusé ou cynique. Tout est bon sujet à casser, railler, détruire par le rire. C’est ça le sarcasme.

Le sarcasme des humoristes est généralement présenté comme la réponse indispensable à l’arrogance des puissants, mais ne perdons pas de vue qu’il est aussi la vengeance des impuissants.

Bien évidemment que Trump n’a pas mon affection. Ce n’est pas pour autant que je vais me complaire toute la journée dans une forme de suffisance critique. Je le suis déjà assez sur des tas d’autres sujets. Tu résumes en très peu de mots la situation politique de ces dernières années, son évolution est intimement liée aux changements qui s’opèrent dans la société.

La démocratie du pouêt-pouêt est née parce que la démocratie s’ennuie. La chance du populisme est son sarcasme (le mot descend du grec ancien « sarkazo » : « je mords »). Ridiculiser son adversaire est plus facile quand on est démagogue qu’humaniste. Le rire sardonique prépare l’élection des clowns maléfiques avec l’appui des réseaux sociaux. Le succès électoral du comique populiste repose sur l’idée – parfaitement juste – qu’il ne pourra pas faire pire que les sinistres emmerdeurs qui étaient là avant.

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Mais pourtant, toi aussi, tu en as usé de ce côté déconneur, léger, bon vivant. Certes, pas sur les réseaux sociaux mais dans pas mal de médias. Sauf que toi, je te l’accorde, tu as su t’extraire de ton côté BCBG (même si tu gardes ce petit pull…) pour devenir presque rock’n’roll dans la façon d’être. Pas juste un mec chiant, planqué derrière un écran, comme en embuscade pour porter l’estocade. D’ailleurs, l’une de tes dernières sorties en date au sujet du confinement m’a quelque peu emmerdée. Impossible à justifier une connerie (selon moi) pareille. Ça se sent que la période te met à sac et que tu en ressors à sec. Peut-être est-ce le ressac du Golf de Gascogne qui te retourne le cerveau ? C’est dommage. Comme s’il ne restait que la provocation.

Ce qui m’a broyé, c’est moi, et moi seul. Je suis trop émotif, j’ai présumé de mes forces. J’aime faire le pitre mais je suis trop timide. Il ne fallait pas me proposer ce travail et j’aurais dû le refuser. Mais je voulais récolter des compliments dans le train Saint-Jean-de-Luz-Montparnasse. Je voulais une dernière ration de gloriole comme un toxico réclame une dernière dose.

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Tu as une sacrée trajectoire et je ne parle pas du plan intégré à l’ouverture de ton bouquin, qui nous résume ta grande aventure dans un périmètre des plus restreints entre les Champs et l’Arc de Triomphe. Ça donne un côté « livre dont vous êtes le héros ». Même si t’es un peu l’anti-héros pour beaucoup de monde. Pas pour moi. Les gens ont du mal lorsqu’il est impossible de placer quelqu’un dans une case. T’es un touche à tout. Là aussi, j’ai l’impression de te rejoindre. Tu nous emmerdes pendant des pages et des pages sur le Caca’s club (quelle finesse, j’adore) et on en oublierait presque ton parcours. Toi, le créatif de la fratrie. Acteur, réalisateur, scénariste, éditeur, écrivain, romancier, critique littéraire, conseiller de rédaction (je n’invente rien c’est sur ta page Wikipédia et tu sais bien qu’Internet a raison sur tout et tous), tu es finalement comme un animal aux contours flous. Mais ton talent le plus pregnant, c’est la communication. Les gens n’aiment pas ça, les communicants. Des gens avec des fringues colorées, snob, qui sont sur la lune et qui manipulent le peuple à coup de grandes idées publicitaires. Ces mêmes personnes vendent, non, donnent l’ensemble de leur identité aux réseaux sociaux, mais elles ont encore peur d’être manipulées. C’est mignon.

Désormais, quelque peu déconnecté de la vie citadine, peut-être vas tu en profiter pour laisser sortir les mots de l’écrivain et ce, sans penser à ce qu’attend ton lectorat. Ça doit être encore plus dur pour un mec de la publicité d’en faire abstraction. Toi qui parles souvent de Houellebecq, vous avez un sacré point commun : vos personnes sont devenues des personnages et le pékin moyen est incapable de faire la part des choses. Dommage. Ou pas d’ailleurs.

T’as passé une sale année, même si tu essayes de nous laisser à penser que ton sabotage était volontaire. Tu n’y parviens pas. Le désarroi, on le sent chez toi comme un gamin pris en flag alors qu’il cherche les corrigés des cahiers de vacances, planqués par ses parents dans la caravane familiale, un soir de juillet au camping du Bois d’Amour de La Baule. Je suis certain que cette image te plaira. Ça, c’était de ton propre chef. Par contre, l’acharnement envers toi suite à l’affaire Matzneff, ça a du être dur à encaisser. Tu vois, moi, j’espère que l’on me reprochera jamais d’avoir accompagné Jean-Loup dans le jardin de Thomas un mercredi après-midi de 1992. Thomas, qui s’amusait à ceinturer de pétards des souris au tronc d’un arbre. Je ne savais sincèrement pas que Thomas et Jean-Loup passaient leur mercredi après-midi à jouir d’une certaine cruauté ou plutôt cruauté certaine. Bien sûr, je ne suis plus jamais allé dans le jardin pourtant magnifique du jeune et pratiquant catholique.

Tu nous parles bien évidemment de drogues, de femmes, d’excès. Qui serais-tu sans tout cela ? Le sais-tu toi même ? Je ne veux pas laisser croire aux personnes qui le pensent déjà que ce bouquin est juste l’éloge d’un teufeur des beaux quartiers. C’est une remise en question de la personne que tu es, Octave ou Frédéric, peu importe finalement. Tu t’observes, tu prends le temps, tu te livres sans fard pour te retrouver au petit matin avec de bien lourdes paupières.

Dans le jardin, un hamac se balance entre deux platanes, les tourterelles dansent sur les branches des pins, le merle réveille les dernières abeilles de la terre. Les pâquerettes fleurissent la pelouse verte comme des flocons de neige épars. Le grondement de l’océan couvre parfois les babillages du bambin. Le ciel change tout le temps, du gris perle au bleu pâle, du rose clair au pourpre foncé, du jaune orageux au noir tempête. Ma vie consiste à sourire face à la montagne lointaine et rassurante. Si seulement j’étais moins con, je serais fichu d’accepter mon bonheur.

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Aujourd’hui, tu nous comptes ton bonheur en famille, ta vie nouvelle du côté de Guéthary, un village typiquement basque, ancien port de pêche à la baleine, largement ouvert sur l’océan et aujourd’hui, connu mondialement par les … Tout le monde s’en fout de cette description empruntée au site officiel du village. Ça serait bon de boire un verre, un jour de marché à Guéthary et d’enfin savoir qui est derrière la plume et, bien évidemment, le masque. Et puis surtout, goûter ta vodka.