Sucre de pastèque / La pêche à la truite en Amérique – Richard Brautigan
Christian Bourgois Editeur, 1990


Richard Brautigan, c’est le mec qui vous invite à une partie de pêche mais qui oublie la canne et le permis. Avec Sucre de pastèque et La pêche à la truite en Amérique, il ne raconte pas vraiment des histoires : il s’amuse à faire du hula-hoop avec vos nerfs, à construire des mondes tellement absurdes qu’ils finissent par ressembler à des souvenirs. Ce n’est pas de la littérature, c’est une déclaration d’amour à la mélancolie et à l’ennui. Deux bouquins qui flottent quelque part entre la rêverie et la cuite.

 

Sucre de pastèque : l’utopie à la Brautigan, ou l’art de vivre avec un goût de rien

Imaginez un endroit parfait : des maisons en sucre de pastèque, un lieu nommé Pensemort où tout est calme, doux et harmonieux. Pas de bruit, pas de conflit, juste un silence lourd comme un ciel orageux. Ça a l’air idyllique, non ? Faux. Chez Brautigan, même le paradis a l’air de s’ennuyer. Tout le monde semble perdu dans une torpeur métaphysique. Pensemort, c’est le genre de communauté où personne ne pose de questions parce que tout le monde connaît déjà les réponses. Et elles sont déprimantes.

« Il règne un équilibre délicat à Pensemort. Et cela nous va très bien.
La cabane est petite mais elle est agréable et aussi confortable que ma vie, et elle est faite en pin, en sucre de pastèque et en pierre, comme presque tout ici. Nos vies, nous les avons bâties avec soin en sucre de pastèque, et puis nous sommes allés jusqu’au bout de nos rêves, en suivant des routes bordées de pins et de pierres. J’ai un lit, une chaise, une table et un grand coffre où je range mes affaires. J’ai une lanterne qui, la nuit, fonctionne à l’huile de truite à la pastèque. »

Sous ses airs de conte bucolique, Sucre de pastèque parle de désillusions. L’utopie s’effrite, les personnages se croisent sans se voir, et vous, lecteur, vous commencez à ressentir ce vide étrange qui vous colle aux tripes. Brautigan écrit comme un peintre minimaliste : chaque mot est là où il doit être, mais c’est ce qu’il ne dit pas qui vous obsède. C’est beau, triste, et incroyablement agaçant. Bref, c’est du génie.

« Nous sommes retournés à pied à Pensemort, la main dans la main. Ce sont des choses très belles les mains, surtout lorsqu’elles rentrent de leurs grand voyage, après avoir fait l’amour. »

La pêche à la truite en Amérique : le bordel organisé

Et puis il y a La pêche à la truite en Amérique. Un bouquin tellement déstructuré qu’il donne envie de brûler tous les manuels d’écriture. Il n’y a pas de fil narratif. Pas de logique. Juste une série de fragments, comme des morceaux de vie collés au hasard, et pourtant… ça marche. Brautigan transforme la pêche à la truite en métaphore géante. De quoi ? De tout. De l’Amérique, de la solitude, de la fuite, de l’enfance. Ou peut-être de rien du tout. Ce qui compte, ce n’est pas la destination, mais la rivière qui vous y mène.

« J’ai acheté une barre de chocolat et demandé si la pêche à la truite était bonne à Cuba. La dame du magasin m’a dit : « Vous feriez mieux de crever, espèce de salopard de communiste. » J’ai demandé une facture pour ma barre de chocolat, afin de pouvoir la déduire de mes impôts. Une déduction de dix cents, toujours ça de pris. »

Chaque chapitre est une capsule temporelle, une petite bulle de poésie où l’absurde règne en maître. On croise des personnages improbables, des situations absurdes, et des truites qui deviennent des légendes. Lire ce livre, c’est comme ouvrir une boîte à souvenirs qui n’est pas la vôtre. Vous ne comprenez rien, mais vous ne pouvez pas détourner les yeux.

« La fille était jolie. Son corps était comme un torrent de montagne fait de peau et de muscles, coulant sur un lit d’os et de nerfs. »

Richard Brautigan est un provocateur silencieux.

Il écrit comme on fume une cigarette au bord d’un précipice : avec classe, sans précipitation, mais en sachant pertinemment que tout cela finira mal. C’est du nihilisme chic, une poésie déguisée en absurdité, un bordel organisé qui ne ressemble à rien d’autre. Si Brautigan avait été un chanteur, il aurait été Serge Gainsbourg. Pas celui de La Javanaise. Celui de Melody Nelson. Sensuel, troublant, désespéré.

Ce qui rend Brautigan unique, c’est sa capacité à faire beaucoup avec presque rien. Il ne cherche pas à raconter une histoire, il veut créer une ambiance, un état d’esprit. Ses livres ressemblent à des cartes postales envoyées par un ami un peu fou qui aurait décidé de vivre dans un autre univers. Ça n’a aucun sens, mais c’est fascinant.

Lire Sucre de pastèque et La pêche à la truite en Amérique, c’est comme suivre une rivière sans savoir où elle va. Parfois, c’est beau. Parfois, c’est chiant. Mais on continue, parce qu’il y a quelque chose de magnétique dans cette écriture minimaliste et insaisissable. Brautigan, c’est un type qui a compris que la vie est une blague, mais une blague triste. Et il la raconte mieux que personne.