Plateforme – Michel Houellebecq (2001)
À retrouver chez Flammarion
« Peu après le réveil, je me sens transporté
Dans un autre univers au précis quadrillage
Je connais bien la vie et ses modalités,
C’est comme un questionnaire où l’on cocherait des cases. »
Plateforme, c’est le Houellebecq qu’on aime détester. Le roman, sorti en 2001, nous embarque avec Michel, un quadra qui en a ras-le-bol de sa vie minable au ministère de la Culture. Un voyage en Thaïlande, et bam, le tourisme sexuel devient sa nouvelle quête existentielle. Une critique mordante du consumérisme, des relations humaines transformées en marchandises. Houellebecq n’épargne rien, ni personne. Il ne sera d’ailleurs, comme d’habitude, pas épargné en retour.
« Moi-même, j’étais absolument incompétent dans le domaine de la production industrielle. J’étais parfaitement adapté à l’âge de l’information, c’est-à-dire à rien. »
Dans Plateforme, les relations sont des produits sur une étagère. Michel découvre le tourisme sexuel comme d’autres découvrent les soldes. C’est cru, c’est brutal. Depuis quelques années, Tinder et consorts transforment les relations en supermarché de l’amour ou plutôt du corps. Swipe à gauche, swipe à droite, et on passe à la caisse du cul soldé. Les rencontres sont éphémères, superficielles, et tout se monnaye. On consomme l’autre comme on consomme un café à emporter, et l’être humain devient un produit jetable.
« Il y a la sexualité des gens qui s’aiment, et la sexualité des gens qui ne s’aiment pas. Quand il n’y a plus de possibilité d’identification à l’autre, la seule modalité qui demeure c’est la souffrance – et la cruauté. »
Valérie, c’est la lumière dans l’obscurité, la vraie connexion dans un monde fake. Une oasis dans un monde consumériste. Employée d’une agence de voyages, elle offre à Michel une échappatoire, une bouffée d’air pur. Leur relation est une parenthèse enchantée, loin des transactions charnelles de Bangkok. Avec Valérie, Michel entrevoit l’amour véritable, une rareté dans cet univers mercantile. Leur amour est une révolution douce dans un monde où tout s’achète et se vend. C’est un contrepoint poétique à la brutalité du monde moderne, une preuve que l’authenticité peut encore survivre dans le chaos.
« J’en suis maintenant convaincu : pour moi, Valérie n’aura été qu’une exception radieuse. Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu’un, d’en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie ; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi il peut se produire. Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert d’avoir compris le reste ? »
Et puis, Houellebecq nous balance une claque. Une explosion de violence qui force Michel à regarder en face la fragilité de la vie, des relations, de l’existence même. En 2024, les tensions et les fractures sociales sont plus visibles que jamais, renforçant la pertinence des thèmes de Houellebecq. La violence n’est pas juste physique, elle est aussi psychologique, sociale. Elle reflète la décomposition des valeurs et l’érosion des certitudes dans une société en perte de repères.
Houellebecq, ce prophète du malaise contemporain, avait tout prévu. Les dérives du numérique, la marchandisation des corps, les tensions culturelles. Plateforme est une plongée dans un futur sombre, une anticipation glaçante de notre réalité. Une fois de plus, Houellebecq avait vu juste, et ça fait froid dans le dos. Aujourd’hui, ses réflexions sur la marchandisation du corps humain et l’aliénation sociale résonnent plus que jamais, prouvant la pertinence durable de son œuvre.
« Ce n’est pas moi qui suis bizarre, c’est le monde autour de moi. Est-ce que tu as vraiment envie de t’acheter un cabriolet Ferrari ? Une maison de week-end à Deauville – qui sera, de toute façon, cambriolée ? De travailler quatre-vingt-dix heures par semaine jusqu’à l’âge de soixante ans ? De payer la moitié de ton salaire en impôts pour financer des opérations militaires au Kosovo ou des plans de sauvetage des banlieues ? On est bien, ici ; il y a ce qu’il faut pour vivre. La seule chose que puisse t’offrir le monde occidental, c’est des « produits de marque ». Si tu crois aux produits de marque, alors tu peux rester en Occident ; sinon, en Thaïlande, il y a d’excellentes contrefaçons. »
Mais le plus troublant, c’est que Houellebecq avait anticipé avec une précision déconcertante des événements tragiques. Un an avant l’attentat de Bali en 2002, il décrit dans Plateforme une attaque terroriste contre des touristes en Thaïlande, avec de nombreuses similitudes. Cette vision quasi prophétique accentue le sentiment de malaise qui imprègne le roman. Houellebecq n’écrit pas pour plaire. Il écrit pour secouer, déranger, provoquer. Et dans Plateforme, il atteint son apogée, nous offrant une œuvre visionnaire, terriblement actuelle.
Plateforme est plus qu’un simple roman. C’est une analyse au scalpel de nos travers modernes, un miroir impitoyable tendu à une société qui a perdu son âme. Houellebecq, avec son style inimitable, nous oblige à regarder en face des vérités dérangeantes, à questionner nos certitudes et à envisager les conséquences de nos choix collectifs. C’est un tour de force littéraire qui continue de résonner avec une acuité troublante.
« C’est dans le rapport à autrui qu’on prend conscience de soi ; c’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable. »