Ce petit morceau de tissu rouge, Romuald Muller et Élodie Rabé (2023)
À retrouver chez Michalon Éditeur


Ce billet n’a rien d’une chronique ordinaire. Pour la petite histoire, en janvier dernier, j’ai commencé à me livrer dans un manuscrit quant à des souvenirs d’enfance. Plus particulièrement autour d’un événement sordide survenu lorsque j’avais douze ans. Un événement qui s’est déroulé à deux pas de la villa familiale où nous passions tous nos étés. Lorsque j’ai appris qu’un bouquin sortait à la rentrée littéraire sur ce fait divers, j’ai senti comme un coup-de-poing à l’estomac. J’ai arrêté d’écrire. J’ai attendu de pouvoir lire le récit d’un protagoniste principal de l’histoire, Romuald Muller en charge de l’enquête à l’époque accompagné par Elodie Rabé, journaliste à La Voix du Nord et spécialisée dans les affaires criminelles régionales.

Bref retour sur les faits.

Le 16 février 1997, quatre jeunes femmes âgées de 17 à 20 ans disparaissent après avoir assisté au carnaval du Portel. Le commissariat est alerté, et bien que l’hypothèse de la fugue soit envisagée, le juge de Boulogne ouvre une enquête pour « enlèvement et séquestration » trois jours plus tard. Des témoins signalent avoir vu une camionnette blanche. La police remonte jusqu’au propriétaire, Jean-Michel Jourdain, qui a un casier judiciaire pour actes de violence, de viol et de meurtre d’une jeune femme. Son frère, Jean-Louis, présente un profil similaire. Quatre jours après la disparition des jeunes femmes, les deux frères sont placés en garde à vue. Initialement, ils nient toute implication. Cependant, l’aîné finit par craquer et avoue les meurtres des quatre jeunes femmes, tandis que Jean-Michel continue à nier jusqu’au procès. Les corps des victimes sont retrouvés enterrés sur la plage de Sainte-Cécile, après que Jean-Louis a conduit la police jusqu’à l’endroit. Il reste impassible et silencieux. Les autopsies révèlent que les jeunes femmes ont été victimes de viols avant d’être violemment assassinées.


De gauche à droite : Audrey, Amélie, Isabelle et Peggy.


Je ne vais pas aller plus loin sur l’Affaire Jourdain en elle-même, je vous invite à lire le livre afin de découvrir clairement et humainement le déroulé des faits et surtout comment tout cela a été ressenti par l’ancien chef de la brigade criminelle de la PJ du Nord. Un témoignage qui, plus de vingt-cinq ans après les faits, permet de répondre au souhait des mamans. « C’est important que l’on n’oublie pas nos filles » déclamait Marie-Josée Merlin le 11 février 2017 au Portel lors de l’hommage à Peggy, Amélie, Audrey et Isabelle, pour les vingt ans du drame. Celle-ci partira quelques mois plus tard et rejoindra Laure Lamotte, la mère adoptive d’Audrey et Isabelle, décédée en 2012. Ces mères courages ont fait preuve d’une dignité inébranlable, Romuald Muller en parle d’une façon sincère et touchante à travers son récit. J’ai eu l’occasion de rencontrer Romuald Muller et Elodie Rabé lors du salon du livre de Templemars et je les remercie d’avoir pris la peine d’échanger avec le petit garçon qui était à la fenêtre de la villa. Merci à Romuald Muller d’être revenu sur ce qui est bien plus qu’une « affaire » dans sa vie et dont l’on sent l’émotion intacte lors de la lecture. 


L’accès à la plage de Saint Gabriel (à ne pas confondre avec la plage de Sainte-Cécile) où ont été retrouvées les quatre jeunes femmes est désormais interdit. « La digue craque » pour reprendre le titre d’un chapitre du livre. L’érosion fait son œuvre et défigure la plage de mon enfance. Elle n’aura pas raison de mes souvenirs. 

 

Voici donc les premières lignes du manuscrit que je ne terminerai pas d’écrire. Autant qu’elles vivent ici, en mémoire d’Audrey, Amélie, Isabelle et Peggy. Pour le reste, je vous invite à découvrir ou redécouvrir sous un autre angle leur histoire en vous plongeant dans Ce petit morceau de tissu rouge, dont vous comprendrez le titre glacial au fil de votre lecture.


Le divorce, c’est l’enfer. Surtout avant. Je n’ai pas encore vécu l’après, alors je ne peux me prononcer au-delà. Mais l’avant, c’est l’enfer, vraiment. Un dernier week-end à la mer avec nos deux filles. Pour bien commencer l’année. Une tentative de recoller les morceaux du miroir. Le reflet d’une vie de famille que j’ai brisée. Rien ne se passe comme prévu. Tout est source de crispation. Ma fille aînée me renverse mon bol de café dessus. Je m’énerve. Encore. Et encore. Et encore. La parentalité, ce n’est pas pour tout le monde. Même si je les aime de tout mon cœur. Je sors de l’appartement en furie, mon jean tacheté couleur café. Putain, quelle idée d’aller sur la côte en plein hiver. Il pleut, une vraie drache comme on dit par chez nous. Je marche un peu et me retrouve à crapahuter dans les dunes. Les oyats battent la mesure sous le vent, la pluie s’arrête. Je suis au paradis ici. L’enfer est déjà loin derrière moi.

J’ai grandi à quelques mètres de cette plage. J’ai passé tous mes étés, enfant puis jeune adolescent, à la villa. C’est comme ça que tout le monde l’appelle dans la famille. Je ferais mieux de dire, c’est comme ça que tout le monde l’appelait dans la famille. Les décès, la propriété en indivision et les questions d’héritage ont eu raison de celle-ci dans nos mémoires collectives. Depuis sa vente à un couple de retraités allemands, pour pas-grand-chose, plus personne n’en parle. J’aime voyager léger. Je n’ai pas pris de pantalon de rechange. Avec la pluie, le café est devenu allongé. Il parait que l’on ne dit plus allongé, mais long black dans les cafés en centre-ville. J’en ai vraiment aucune idée. Quand j’entre dans un troquet, c’est toujours pour boire un petit whiskey. De préférence bien tourbé.

Je me promène dans les dunes. Je crapahute pour dire les choses. Leurs profils accidentés figurent les vestiges d’une époque révolue. Le temps passe, et je me sens vieux dans mon froc désormais détrempé. Comme un gosse, je mets le cap sur un reste de blockhaus. Quelques graffitis le fardent et conjugués au délabrement ainsi qu’au ciel grisâtre donnent une ambiance de fin du monde. Une ambiance de fin du monde… Tout le monde la mentionne alors que personne n’a la moindre idée de ce qu’elle pourrait être. Celles et ceux l’ayant rencontré n’en sont jamais revenus. Me voilà suffisamment prêt pour y voir clair malgré les grosses gouttes qui parsèment mes verres de myope. Et soudain, cette inscription, noir sur le béton gris : LES JOURDAIN RAMASSENT TOUJOURS LA FERRAILLE. Bon sang, ça semble récent. Qui a bien pu oser faire renaître à la vue de tous le souvenir de cette sombre affaire ? Aucune idée. Mais tout revient à moi. Il y a plus de vingt ans, l’obscurité s’était emparée de cette petite ville côtière de Camiers, encore endormie. Un quadruple meurtre qui m’a marqué quand j’étais gamin. J’ai tout enfoui en moi comme ces corps immobiles, en costumes de carnaval, dans les dunes. Cette affaire, elle me hante encore.

Tout se mélange dans ma tête, les souvenirs d’enfance, les visages insouciants des victimes, les frères Jourdain et leurs gueules patibulaires. Les dunes, c’était notre terrain de jeu, on venait y jouer avec les copains, on se planquait derrière les blockhaus, on imaginait des histoires. Et maintenant, il n’en reste plus rien. Ou presque. La plupart des vestiges de la seconde guerre ont été dynamités pour renforcer la digue. En faisant ça, on efface un pan de l’histoire avec un grand H comme on dit, mais surtout de cette histoire-ci. Celle d’un fait divers comme on dit. Mais on ne peut pas effacer ce qui est arrivé.