Mikado – Claire Berest
Léo Scheer, 2011
La pluie avait commencé sans prévenir. Une de ces averses fines et incessantes qui transforment Paris en un décor de film noir. La ville entière semblait figée sous un ciel bas, comme si l’on avait appuyé sur « pause ». Je m’étais réfugié dans un bistrot au coin d’une rue anonyme, l’un de ces endroits où les tables sont si rapprochées que vous devenez, malgré vous, le confident des conversations des autres.
Un serveur s’ennuyait derrière le comptoir, essuyant les mêmes verres pour la quatrième fois. Je n’étais pas venu là pour boire, mais parce qu’il pleuvait et que je n’avais nulle part où aller. J’ai commandé un café noir, juste pour donner un prétexte à ma présence. Sur la table, devant moi, il y avait ce livre. Mikado de Claire Berest. Je l’avais ramassé une heure plus tôt dans une boîte à livres, cette boîte en bois qui tient encore debout par miracle, envahie par des livres que plus personne ne veut lire. J’avais pris celui-ci parce qu’il était mince, parce que le titre m’avait intrigué, et parce que je savais que je ne risquais rien. Après tout, un livre gratuit ne vous déçoit jamais vraiment.
Je l’ai ouvert au hasard, plus par désœuvrement que par curiosité. La première page parlait d’une rencontre, une de ces scènes banales que l’on a déjà vécues, ou qu’on imagine avoir vécues : une femme, un homme, un bar. Rien de plus. Et pourtant, il y avait quelque chose. Une tension, un non-dit. Une écriture qui hésitait entre élégance et désinvolture, un peu comme ces gens qui mettent des heures à choisir une chemise pour donner l’impression qu’ils n’ont pas fait d’effort.
Une rencontre, l’art de se perdre
Tout commence dans un bar. Elle est étudiante à la Sorbonne. Il est… on ne sait pas. Vincent, c’est le mec qui arrive dans votre vie sans prévenir, qui ne vous donne jamais ce que vous voulez, mais juste assez pour que vous restiez accro. Ils se rencontrent, se frôlent, passent des journées ensemble, parfois des nuits. Mais rien ne se construit.
Claire Berest ne raconte pas une histoire d’amour. Elle raconte un duel. Un mikado sentimental où chaque geste est une tentative de s’approcher sans jamais vraiment se toucher. Lui, il disparaît aussi vite qu’il apparaît. Elle, elle s’accroche à cette relation absurde, parce qu’affronter le vide serait encore pire.
« Je ne connais pas bien les hommes. Non, certainement non. Simplement, Vincent est une fuite en perspective, un train sans rails, il se présente comme l’évidence, avec un aplomb frémissant. Il percute tous ces espaces avec une moue de génie ; et dès que je le touche, il change de direction en souriant. Est-ce que Vincent se fout de moi ? »
Le pire, c’est qu’on s’y reconnaît. Qui n’a jamais poursuivi quelqu’un qui n’était pas là ? Qui n’a jamais attendu un message qui n’arrive jamais ? Qui n’a jamais été cette personne qui disparaît quand les choses deviennent trop vraies ? Mikado, c’est l’autopsie de ces moments-là.
Entre fulgurance et surcharge
Claire Berest écrit comme on manie un scalpel. Chaque phrase est précise, tranchante, et laisse une cicatrice. Elle ne s’intéresse pas à l’amour avec un grand A. Elle s’intéresse aux silences, aux non-dits, aux gestes avortés. L’amour, chez elle, est une guerre froide : on avance, on recule, on attend, on espère. Et au final, on perd.
« Musique, elle entre dans le bar. Entrée dans la scène. Dans la cène, dans l’arène, dans le décor d’enfants de draps tendus, dans le bouquet de bras tendus. »
Le style, parfois, agace : elle alterne entre la première et la troisième personne, comme si elle hésitait entre nous plonger dans la tête de son héroïne et nous laisser en spectateurs. Mais au fond, ce flou sert le propos. Ce n’est pas une histoire nette. Ce n’est pas une histoire confortable. C’est une histoire où tout est bancal, comme une partie de mikado où personne ne gagne.
Un mikado littéraire
Quand j’ai refermé Mikado, j’avais mal au dos à force de m’affaler dans cette banquette trop dure. Mais le livre m’avait laissé quelque chose : une sensation d’avoir lu un roman qui parle de nous, de nos dépendances, de nos ratés. Ce n’est pas parfait. Ce n’est pas censé l’être.
Découvrir ce livre plus de dix ans après sa sortie, c’est comme retomber sur un ex : déroutant, un peu gênant, mais fascinant. Maintenant, il ne me reste plus qu’à bingereader la suite de l’œuvre de Claire Berest. Avec un peu de chance, elle continuera à disséquer nos vies aussi brutalement.
Un autre café, peut-être ? Après tout, c’est ce que Vincent aurait fait.