Borderline – Niveau -2 : Les souterrains par Zoë Hababou.

Voilà ce qu’il se produit lorsque l’on se retrouve happé dans un bouquin, au point de ne plus vouloir en sortir. Laissez-moi vous entraîner avec ces quelques mots dans l’univers de Borderline.

C’est un paysage de cendres qui s’évade autour de moi. Cette route n’est que poussière. Nous y revenons tous, un jour ou l’autre. Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai entrepris ce voyage, peut-être pour fuir quelque chose ou le souvenir de quelqu’un. Peu importe désormais.Le soleil descend lentement, ma Ford Mustang 67 retrouve un peu de punch. Elle sent l’écurie comme on dit. Moi aussi. Le prochain bourg se dévoile enfin, espérons qu’il y ait un motel ou juste un troquet digne de ce nom. Ça ne serait pas ma première nuit dans la caisse. Il fait tellement chaud par ici que je pourrais même m’endormir contre son flanc luisant.Évidemment… pas de motel. Je coupe le moteur devant ce qui semble être un bar. En tout cas, la porte est grande ouverte. Ah non, il n’y en a pas pour dire vrai. Des choses tressées pendouillent au-dessus du porche comme pour éloigner le danger, les esprits ou autres conneries du genre. Ils sont férus de ça dans ce coin du monde. Y a tellement de fumée, qu’on a du mal à y voir clair. Je tangue un peu, la route a été longue, j’ai mal au genou gauche. Putain de genou gauche. Toujours à me rappeler que je ne suis pas invincible.Ils se ressemblent tous les gens d’ici, ça doit être des habitués, ils sont posés sur la même tablée et baragouinent des choses dont je n’ai vraiment rien à branler. Y a un grand type derrière le bar, il récure son zinc comme si c’était une partie de lui-même. Il me voit arriver, mais s’allume quand même une clope tranquillement.

– Ola jefe !
Il regarde par-dessus son épaule.
– Jefe n’est pas là, moi, c’est Benicio, qu’est-ce que je peux te servir gringo ?
J’ai pas calculé la vanne direct, je grimpe sur le tabouret le plus proche, son cuir en a vu passé des culs vu son état.
– Je vais prendre une bière.
– Ok niño.Me voilà avec ma pression, la première depuis des jours et des kilomètres.

Il écrase sa clope et se remet à essuyer des verres qu’il place ensuite sur des étagères. Je jette un coup d’oeil dehors. Il fait nuit, ça y est. Un client est en train de passer la porte. Un petit homme tout sale comme s’il revenait des champs. Il me jette un long regard avant de me faire un petit signe de tête. Je lui réponds de même.

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Je suis le regard de Benicio vers le fond de la salle. Il me tend un petit paquet de mapachos. Le tabac noir, ça empeste tellement.

– Tiens, si tu veux bien ravitailler le gringo là bas. Il est là depuis quelques jours et a pas l’air de tourner rond.

Bon allez, j’ai pas envie d’être chiant. Et le type planqué au fond de la salle, le regard perdu dans le vide semble à pleine plus jeune que moi, l’occasion d’échanger ; d’enfin briser la monotonie des routes désertiques. J’embarque le paquet et manque de dégringoler du tabouret quand mon genou me lâche. Putain de genou gauche. Je contourne la grande tablée, y a un local, totalement pinté, qui vient de s’effondrer du banc en bois. Tout le monde se marre. L’alcool et le rire, voilà des choses universelles.

– Benicio m’a demandé de te passer ça.
Je lui tends le paquet, il ne réagit pas, je le balance sur la table.
– Merci…
– Tu fumes ça ? C’est plus des poumons que tu dois avoir, mon vieux.

C’est juste que depuis ma diète, les vraies clopes ont un goût de chimique, je trouve. Enfin, je crache pas dessus non plus.

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– Moi c’est Michel, t’es là depuis un moment ?
– Travis, te dire que je suis enchanté serait parler un peu tôt.
– Que fais-tu ici Travis ?
– J’attends Tyler. C’est ma soeur. Elle devrait être là. Elle devait toujours l’être. Cette époque me manque et pourtant…

À cette époque Tyler et moi on vivait dans la colère. Dans cette sorte de rage qui se nourrit d’elle-même et s’amplifie jusqu’à atteindre des proportions absurdes, d’autant plus démesurées qu’elle ne se rattache à rien de précis. Un mal de vivre trop profond pour avoir encore une racine ou une cause, et qui n’est dirigé vers rien en particulier. Le moteur tourne à plein régime, mais dans le vide. Il fait du sur-place en envoyant valser les graviers et s’enterre lui-même dans le sable.

PAGES 177, 178

J’ose pas l’interrompre. Dans ses yeux, je vois des vagues qui se dessinent. Le ressac est violent mais elles ne débordent pas de la digue que forment ses paupières.
– Elle est à toi la 67 dehors ?
– Oui, enfin, façon de parler. Je l’ai gagnée au poker à quelques miles d’ici.
– T’es un joueur alors ?
– Disons que je m’débrouille.
– J’adorais ma bagnole, mais je l’ai perdue. Enfin elle m’a lâché. Elle aussi.

Cette foutue caisse avait fini par lâcher, ce qui n’avait rien d’étonnant. J’ai jamais été foutu d’avoir une bagnole qui tienne la route. Ça m’irritait profondément. Rouler sans fin, sans but, c’était le seul truc que je me sentais capable de faire. La route possède un pouvoir hypnotique. Elle te happe en dehors du temps. Elle met ta vie en suspens. J’avais besoin de rien d’autre. Et maintenant, j’étais bloqué là, abattu en plein vol. C’était un petit village, entre montagne et jungle. Ça aurait plu à Tyler, cet endroit.

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– Si ça te dit de faire un bout de route avec moi, je repars demain matin vers le sud.
– Ouais, tu m’aiderais à retrouver Tyler ?
– Tant que cela ne m’empêche pas de fuir, oui.

Le lendemain, après un réveil douloureux, encore habité par les relents d’alcool et de tabac brun, j’ai attendu Travis. Nous devions nous rejoindre devant le bar. Personne. À l’intérieur, personne. Benicio m’a dit qu’un Travis était passé par ici il y a bien longtemps. J’ai cru qu’il se foutait de moi.

– Les mapachos ? Oui je t’en ai filé un paquet, que t’as fumé comme un pompier seul sur la petite table au fond. Je sais que je ne suis pas taré. Je vais reprendre la route vers le sud. Sur la trace de Travis.

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Tout d’abord, je tiens à remercier Zoë Hababou pour ce beau voyage mais aussi de me permettre de m’inspirer et imprégner par son univers jusqu’à composer ces quelques lignes.

Ce premier tome de Borderline est une invitation au voyage : géographique, temporel évidemment mais surtout initiatique. Les souterrains sont ici les entrailles profondes du moi du personnage principal. Travis n’est plus tout à fait dans le présent, il ne cesse de s’en extraire pour retrouver Tyler, sa jumelle. Leurs souvenirs, leur enfance et leur construction commune. Des gamins atypiques, des adolescents en marge, des adultes accomplis à leur façon. Une partie de lui perdue à jamais. Je ne sais pas s’il s’agit d’une volonté de l’auteure mais j’arrive donc à la fin de ce premier tome avec beaucoup de questions. La fusion entre les jumeaux est telle que j’en viens même à douter de l’existence – physique – de Tyler. J’espère trouver des réponses au fur et à mesure que Travis cheminera vers la lumière, sa lumière.

Et pour clôturer ce billet qui a du mettre votre patience à rude épreuve, une citation qui me semble tout à fait à propos.

“Des jumeaux vrais ne sont qu’un seul être dont la monstruosité est d’occuper deux places différentes dans l’espace.”

Michel Tournier, Les Météores

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