Le lit défait – Françoise Sagan
Flammarion (1977)


 

Après avoir beaucoup lutté pour ne pas refermer ce bouquin avant son terme, j’allais tranquillement esquiver la rédaction de cet article. Mais contrairement à Béatrice et Edouard qui mènent ici la danse, j’ai éprouvé quelques remords, qui ne tarderaient pas à se muer en regrets, à l’idée de botter une nouvelle fois en touche. Je me suis déjà cassé les dents (la numéro 16 en particulier) sur Marguerite Yourcenar lors de ma lecture précédente. Cette fois-ci, c’est différent, il y a de véritables réflexions dans les pages noircies par Françoise Sagan. J’allais oublier le résumé.

Lorsque Béatrice a quitté négligemment Édouard cinq ans plus tôt, elle l’a vite remplacé. Ce garçon, bien que séduisant, était très jeune et manquait d’avenir. Mais le voilà désormais auteur à succès, coqueluche du Tout-Paris et toujours aussi fou d’elle. Béatrice, la magnifique et féroce actrice de boulevard, retombe dans ses bras, étonnée de se souvenir encore de lui. Le beau couple qu’ils forment ne manque pas d’exciter les curiosités, chacun se demandant combien de temps il va durer. Et puis, un jour, Béatrice comprend qu’elle aime, pour la première fois. Elle aime Édouard. Françoise Sagan dépeint les sentiments amoureux avec une telle acuité, une telle vérité qu’on peut croire qu’elle décrit les propres mouvements de son cœur.

Tout est dit. Comment ça ? On dirait la quatrième d’un bouquin de new romance ? Ce n’est pas faux. Mais soyez rassuré, il y a un vrai livre à l’intérieur (je vais me faire des ami.e.s et en plus, je ne trouve pas le point médian sur mon clavier bordel). C’est un huit-clos amoureux que nous propose ici l’auteure de Bonjour tristesse. Edouard est un homme, Béatrice est une femme. Voilà comment poser la situation de façon très actuelle, très genrée. Le lit défait a été publié pour la première fois en 1977 ; cela n’empêche Françoise Sagan de nous renvoyer dans les cordes quand il s’agit de s’extraire des cases et de la norme que l’on souhaite toujours nous imposer comme matrice de pensée. Le genre ne prédétermine rien dans cette histoire passionnelle. Peu importe le sexe des protagonistes. Mais pas le sexe en lui-même, car il occupe de nombreux passages du roman. Finalement, c’est au lit que se retrouvent le mieux ces deux amants que tout oppose. Voilà pourquoi il est défait. Aussi défait que ces deux personnages.

En fait, c’était une des rares femmes, dans cette époque si morale, si prêcheuse et si conformiste dans son anticonformisme prétendu, c’était une des rares femmes, parmi ces serins catéchisés et ces moutons bêlant au loup, qui fussent aussi fières de leurs vilenies que de leurs bonnes actions.

Edouard, auteur timide et névrosé, au tempérament faiblard (ou sensible), vivant depuis cinq ans parmi les cendres de leur relation éphémère et n’espérant plus retrouver Béatrice. Elle, l’actrice au sommet de son art, refermant son lit sur d’innombrables partenaires et finalement intriguée par cet Edouard qui connaît ses premiers succès d’estime. Il est amoureux de l’amour (je sais, c’est creux) et Béatrice n’accorde de l’attention qu’à ceux qui peuvent la faire avancer. Avancer, être et demeurer une icône aux yeux du Tout-Paris. Ainsi, le succès naissant de l’auteur lui permet d’accéder de nouveau à son Graal.

Comme il était étrange aussi de penser que cet amant si éperdu, ce garçon si bien élevé écrivait des pièces, et que ces pièces avaient du succès auprès des plus difficiles critiques dans cette ville déjà si difficile. Et quand elle regardait de près, de très près cet homme, si visiblement, si passionnément occupé d’elle, elle se demandait dans quelle soupente cachée dans sa tête, sous ces cheveux si doux, ces cheveux d’enfant, pouvait bien se dissimuler cette force inconnue, bizarre, peut-être malsaine, mais qu’elle respectait instinctivement : la possibilité d’écrire.

Aujourd’hui, mesures sanitaires obligent, cela paraît compliqué, mais en cette fin des années 70, nous allons observer les masques tomber, s’inverser voire, se mélanger.

Une agent déconnectée, un vieil ami et amant mourant, un acteur de seconde zone viennent heureusement apporter quelques respirations dans ce texte enfermé dans la psyché de ce couple hors-norme. Finalement, et même si l’apparence nous le laisse penser, le lit n’est jamais vraiment fait ou défait. Comme celui d’une rivière, les courants s’y dessinent, les corps flottent, les roches les plus dures s’émoussent. C’est peut-être lorsque le lit est fait que la vie prend fin.

C’était l’un des grands charmes de la passion, pensait-il, que celui de ne plus se dire : « que fais-je ici ? mais au contraire ; comment m’y maintenir ? »